Il y a quelque chose d’unique dans l’œuvre du cinéaste turc Reha Erdem. Comme la somme des émotions que peuvent retranscrire ces enfants, petits personnages esseulés au fin fond de leur campagne, subissant le poids du monde des adultes sur leurs frêles épaules. Un monde qui n’est pas encore fait pour eux. Leur unique refuge est la colline, les grands espaces transpercés d’air pur, vivifiant, leur unique second souffle. Ce n’est pas pour rien que Des temps et des vents est régulièrement ponctué d’instants en totale suspension (du temps, de l’espace, des normes) où l’on voit ces même gosses dormir profondément sur ou sous des feuillages, avec en second niveau de lecture possible une métaphore de leur mort. On pourrait donc évoquer l'idée du rejet, c’est le cas du jeune Omer, enfant instable laissé de côté par son père violent qui ne cache pas sa préférence pour son plus jeune fils, visiblement très doué et déjà parfait orateur de la poésie coranique. Omer tentera pendant tout le film de provoquer la mort de son père, en le faisant attraper froid ou en ayant en tête d’y déposer un scorpion près de son oreiller. Son meilleur ami, Yakup, est quant à lui suspecté de voler des cigarettes en douce alors que sa famille fume. Enfin, la jeune Yildiz doit déjà se comporter comme une grande fille en prenant soin du nouveau-né.
Reha Erdem est l’un des cinéastes les plus importants du récent cinéma turc, réputé pour dépeindre le monde de l’enfance et le monde en général de manière tout à fait pessimiste et désespérée. Sa noirceur évoque notamment les derniers films de Nuri Bilge Ceylan, dont le silence du couple des Trois Singes renvoie à l’incommunicabilité entre les enfants et les adultes dans ce film-ci. Le film ne tire d’ailleurs aucune jouissance dans le portrait des adultes, tous filmés de manière frontale, posée et figée. Il suffit de voir comment les enfants sont filmés, ces somptueuses séquences en steadycam les suivant, les uns après les autres, dans des chemins sinueux et labyrinthiques, évoque la perte de repères mais leur facilité à s’y retrouver, en fin de compte. Ils sont peut être encore les seuls à pouvoir s’extirper d’une éducation radicale, malins comme ils sont, malgré d’innombrables obstacles. En premier lieu, la condition de la femme est dépeinte sans surprise, la femme de tout âge n’a pas réellement d’importance malgré qu’elle soit le seul être capable de comprendre les erreurs commises par les plus jeunes, sans prendre parti pour ces derniers non plus. En second lieu, la figure masculine est dépeinte de manière traditionnelle et autoritaire, le père est fier de sa progéniture surdouée mais rejette le moins chanceux, il prêche pourtant la bonne parole en tant qu’imam du village.
D’où ce sentiment d’hypocrisie bien étudié par Reha Erdem, développant l’idée qu’une parole d’un adulte masculin est la seule et unique à suivre, qu’importe ce qu’il se passe à côté. Et c'est terrible. Le père de Yakup lui reproche de fouiller dans les tiroirs en douce alors qu’il est pris entrain d’espionner la jeune maîtresse du village par la fenêtre donnant sur sa chambre. Et même jeune, la figure masculine est déjà autoritaire, car tandis que Omer et ses amis gloussent grassement devant un accouplement de deux animaux, ils chasseront à coups de cailloux leurs petites copines riant elles aussi face à cet étrange spectacle. Que reste t-il alors, à ces enfants, pour avoir le sourire ? Ces sorties en plein air, jusque tard le soir, pour y chanter des chansons et rire à gorge déployée sur les falaises ? Ces petites expériences, ces faux pas, ces poèmes mal récités ? Mais si Des temps et des vents se veut être parfois touchant de drôlerie enfantine, il reste une œuvre habitée de noirceur et de pessimisme, comme si rien ne pouvait s’arranger dans les années à venir, le refus de communication reste totale dans cette séquence où, sur son lit d’hôpital, le père d’Omer n’arrive pas à retenir la main de ce dernier. Les seuls signes d’un avenir plus radieux sont ces magnifiques ciels aux nuages épars, ces feuillages gémissant au gré du vent, les éléments qui ne sont pas liés de près comme de loin à la société. Pour installer ce climat de doute et de malaise, la musique pesante et onirique de Arvo Pärt accompagne bien mais parfois un peu trop les somptueuses images de Florent Herry, immense chef opérateur. L’oreille attentive aura d’ailleurs reconnu plusieurs thèmes, lourds et magnifiques, directement pompés du non moins magnifique La Forêt oubliée de Oguri Kohei, réalisé un an plus tôt et dont la musique lui donnait également une saveur désespérée. S’il peut paraître vaguement ennuyeux et répétitif dans son traitement, Des temps et des vents est une oeuvre lente, blessée et quasi lyrique, preuve que le cinéma turc dispose de cinéastes talentueux en la personne de Fatih Akin, Nuri Bilge Ceylan ou encore Reha Erdem.