Le beau blues de la voyageuse
Song of the exile n’a que des qualités. Son seul problème, une fin vraiment abrupte, semble surtout dû à une quelconque bisbille avec un producteur. Le film sonne inachevé et aurait mérité un bon quart d’heure de plus, car on s’est tellement attaché au personnage de Hueyin qu’on est déçu de la quitter sans dire au-revoir. Maggie Cheung porte le film avec sa grâce habituelle, Ann Hui filmant particulièrement ses célèbres yeux. Le rôle est riche, fort, tout comme celui de la mère, tout aussi bien joué. Les cadres aussi sont « riches », non pas en moyens, mais en inspiration. La structure du film, en mouvement de balancier entre le(s) passé(s) et le présent, épouse parfaitement le propos, sans jamais perdre le spectateur. Le rythme n’en pâtit pas, il est de toute façons, et heureusement, loin de toute frénésie. Song of the exile est au plus près des émotions. Il étonne en permanence, au passage on apprend beaucoup de choses, et pas des consensuelles, sur l’histoire du Japon (notamment au travers d’un personnage d’ancien kamikase) et de ses relations complexes avec la Chine.
Le film décrit avec un sens du détail qui ne peut qu’être vécu le sentiment d’être étranger dans son propre pays. Exemple : dans un village Japonais, on prend Maggie Cheung pour une Hawaïenne. « Elle ne peut pas être chinoise », susurrent les passants. Elle ne sait pas parler japonais, elle doit aller trouver l’instituteur du village pour se faire comprendre en anglais. Rares sont les films qui nous font voyager en Mandchourie, au Japon, à Hong-Kong et à Londres (plus deux qui partent au Canada). Quiconque s’intéresse au voyage et à l’Asie ne peut qu’aimer le film. Cette chanson d’exil est une mélodie douloureuse, mais que l’on fredonne longtemps dans sa tête.
Un beau regard sur l'histoire d'une femme et d'un continent
Song of the Exile a frolé le film parfait. Frôlé à cause d'une photographie par moments trop datée années 80 (bleus trop forts dans les scènes nocturnes) mais surtout avec son final un peu trop abrupt (et vu l'aspect autobiographique très prononcé du film je ne pense pas que Ann Hui en soit responsable, bref je doute qu'elle ait eu le final cut): le contact de Maggie Cheung avec ses grands-parents aurait mérité une bonne vingtaine de minute de développement histoire de laisser se déployer les sensations éprouvées lors de son retour à la case départ.
Parce que pour le reste, on est dans le foisonnant et dans l'extraordinaire au cours d'un superbe itinéraire spatial et temporel. Au départ, on est à Londres dans les années 70 et l'engagement politique a la légèreté des reves hippies et d'une chanson de Dylan (Mr Tambourine Man joué par un musicien de rue). Au final, Maggie sera devenue journaliste à Hong Kong donc dans l'oeil du cyclone de la contestation. Et elle sera venue à l'engagement actif par la conscience qu'elle incarne à elle seule une part de l'histoire récente de l'Asie du Sud Est: née en Mandchourie (LE grand traumatisme chinois de 1939-1945 et le symbole de l'horreur et de la torture) de mère japonaise et de père soldat chinois, elle grandira à Macao tandis que son père travaille à Hong Kong. Elle est ainsi un condensé des rapports de fascination/haine entre Japon, Chine et Occident.
Un des thèmes du film est le fait de se sentir étranger à ses origines: à Hong Kong, l'héroine ne se sent pas à l'aise avec les tenues et la coupe de cheveux que lui impose sa mère pour etre témoin de mariage, dit meme à sa mère qu'elle voudrait si elle le peut etre célibataire ou se marier en Occident. Au Japon, la sensation d'acculturation est amplifiée par le fait qu'elle ne parle pas la langue du pays. Cela contribue à créer des situations porteuses de comique et d'humanisme: la femme de ménage est surprise de la voir prendre le petit déjeuner alors qu'elle croyait qu'elle refusait de manger et ajoute un moqueur "si ta mère pouvait etre comme toi et dire oui après avoir dit non", un jardinier la prend pour une voleuse puis pour une hawaienne. Les coutumes japonaises -chant après le diner, les différences de classes sociales dans un cimmetière- lui paraissent comme une langue difficile à apprendre mais au bout du compte cet apprentissage la réconciliera avec sa mère et son père défunt.
Au dépaysement spatial s'ajoute le dépaysement temporel. La structure en flash backs ouvre sur divers niveaux temporels qui ne sont pas sans évoquer un Hou Hsiao Hsien ou un Stanley Kwan en grande forme narrative. Par ses mouvements lents, ses caméras distantes, la partie de Macao n'est notamment pas sans évoquer le versant autobiographique du cinéma de Hou. La réalisation amplifie ainsi l'impression de nostalgie. Mais la force du film est que la nostalgie se focalise sur des événements douloureux, des traumatismes fondateurs de l'individu: père absent, scènes de ménage, difficulté à communiquer avec la mère. Il ne s'agit pas comme chez Hou de pleurer tout ce qui a été perdu mais d'essayer de se retrouver. Le souvenir de 1939-1945 contribue à évoquer le courage d'un homme aux choix peu évidents pour son temps (faire sa vie en Chine avec une japonaise à une époque de fort ressentiment sino-japonais).
La réalisation est sans fioritures, comporte des effets peu nombreux mais calculés (la caméra qui recule pour montrer l'éloignement temporel de l'enfance à Macao, les plans distants). Et la direction d'acteurs est superbe: Maggie Cheung illumine le film avec les yeux de celle qui semble en permanence étrangère, Waise Lee est excellent dans un registre de good guy inhabituel pour lui et le film saisit l'humanisme du monde paysan japonais, les moments de lassitude du couple mère/fille.
Et ce chant entetant nous offre un film capable de rivaliser en ambition avec le meilleur de Hou: comme le versant historique du cinéma du taiwanais, Song of the Exile réussit à montrer les liens entre l'intime et l'histoire d'un continent. Et on ressort joyeux en se disant que le cinéma est décidément le seul moyen de voyager dans l'espace et le temps à grande vitesse.
Film personnel et symbolique
Dans le rapport entre une fille et sa mère, rien n'est jamais simple, encore moins lorsque la fille s'aperçoit qu'avec vingt années d'écart, elle est en train de reproduire le comportement de sa mère. Pour amener cela,
Ann Hui fait preuve de beaucoup de pudeur dans l'expression des sentiments des personnages, à la fois dans le rejet et dans la compassion. La découverte progressive de l'histoire de sa mère par Maggie Cheung sera à l'origine de leur rapprochement. Mais
Song of the Exile sait aussi intégrer l'histoire personnelle dans l'histoire avec un grand H. Les dernières paroles du grand-père sont particulièrement révélatrices d'un état d'esprit sans lequel la Chine d'aujourd'hui ne peut être pleinement comprise. La famille, les racines, l'exil, le sens de la vie, tout cela s'intègre dans le film sans jamais alourdir le propos. Maggie Cheung y est pour beaucoup avec la réserve naturelle qui la caractérise, elle est l'actrice idéale pour ce rôle. Pour le reste la maîtrise narrative de Ann Hui réussit à faire passer avec tendresse et délicatesse un message qui ailleurs aurait pû sembler bien lourd.
31 décembre 2004
par
jeffy
Des malentendus mal entendus
Femme à ne pas se laisser abattre par les échecs (après ceux de "Love in a fallen city", le diptyque de "Romance of Book & Sword") et les contrecoups, Ann Hui rébondit bien vite de sa relative mise à l'écart sur le projet "Swordsman" pour revenir vers un cinéma plus biographique et personnel. "Song of the Exile" sera ainsi l'histoire romancée de sa propre relation à sa mère japonaise et deviendra incontestablement son meilleur film depuis le coup de génie de son magnifique "Boat People". Et l'un des plus beaux hommages au cinéma japonais classique par un réalisateur étranger de tous les temps.
Ann Hui avoue sans détour avoir été contre l'imposition de Maggie Cheung dans son propre rôle; or la jeune actrice tout au début de sa future fulgurante carrière porte l'entier projet sur ses belles épaules, depuis le début comme une étudiante bien loin de ses racines en passant par la fille révoltée envers sa mère jusqu'à la jeune femme paumée dans un pays au langage et aux coutumes étranges jusqu'à la nouvelle femme en toute fin du métrage…et il aurait sans aucun doute valu un second film pour conter la dernière partie précipitée en raison du temps de tournage écoulé et budget dépassé…
Le film démarre donc sur le portrait d'une jeune femme à l'aube de sa vie en tant que femme adulte, bien loin des soucis familiaux de son pays et sur le point de se construire elle-même à l'étranger. Elle vient de passer brillamment ses études, parle un anglais courant et est sur le point de rentrer dans la vie active en postulant comme journaliste à la BBC. Rien que l'un des premiers plans prouve son détachement vis-à-vis de ses origines: elle n'en a rien à faire des dernières nouvelles du front de la guerre du Vietnam, rapportées de façon grave par le journalise, mais s'en va joyeusement en compagnie de ses amies par la porte sur fond de musique seventies. L'Asie est bien loin.
Elle refusera d'ailleurs à rentrer au pays sous de prétextes approximatives et vaseuses, alors même qu'elle sait déjà que sa première candidature a été refusée (alors que sa copine, anglaise, elle, a été acceptée par la BBC – son destin n'est donc vraiment pas à l'étranger). Curieusement, sa sœur aussi va partir à l'étranger, en partant s'installer avec son futur époux au Canada.
Une partie introductive, qui renvoie directement aux années d'étude de la réalisatrice Ann Hui en Angleterre.
L'héroïne va finalement consentir par rentrer, amadouée par le fait que ce sera sans doue la dernière occasion de voir sa petite sœur avant le départ de cette dernière pour le Canada. De suite, des tensions vont apparaître entre elle et sa mère (Voix off, qui dit: "Peut-être, que je n'ai jamais compris ma mère; ou peut-être a-t-elle vraiment beaucoup changé durant ces trois dernières années. Mais dans mon souvenir, ma mère n'était pas comme elle est maintenant"). La scène de la bague renvoie une nouvelle fois au refus de Maggie de revenir à ses sources, mais également de reconnaître ses origines: elle refuse ainsi, que sa mère lui achète une bague en contrepartie de celle léguée par le père à sa sœur pour son mariage. Elle refuse ainsi le souvenir de son père, ainsi que de perpétuer la lignée, en disant d'ailleurs, qu'elle pense se marier incognito à l'étranger.
Cette scène va directement renvoyer au premier flash-back d'une longue série, qui va rappeler la jeunesse de l'héroïne, servant à relever des vérités, auxquelles elle ne s'attendait pas. L'injonction de son grand-père va contredire sa propre attitude dès débuts: "Travaille dur à l'école et jamais tu ne pourras oublier tes origines"…
Contrairement à son grand-père, Maggie a pu apprendre des méthodes occidentales, alors que ce dernier s'est vu refuser d'apprendre les méthodes occidentales de médecine par son père.
Ce premier flash-back va également constituer la première étape vers un retour aux sources de l'héroïne, qui va se poursuivre de manière physique: pour les besoins du mariage, Magie est obligée d'endosser le costume traditionnel chinois et d'adopter la même coiffure que sa soeur et sa mère – une scène qui va rappeler à Maggie une autre scène de sa jeunesse, lorsqu'elle a été obligée de se couper les cheveux pour entrer à l'école.
La véritable rupture de ton du film vient finalement à la décision de Maggie d'accompagner sa mère au Japon, où elle veut se réinstaller après des décennies passées loin des siens pour finir ses jours. Et c'est là, que le film trouve tout son génie…
Car Maggie va FINALEMENT pouvoir se connaître elle-même en découvrant tout sur sa mère et sur sa terrible histoire; mais plus encore en apprenant toute son histoire personnelle, elle va véritablement VIVRE les mêmes émotions et ressentis en ne comprenant rien – à prime d'abord – à une langue (le japonais) qui lui est parfaitement étrangère et aux coutumes, si différents. Bien qu'en empruntant un chemin inverse (une chinoise va découvrir le Japon, alors que sa mère japonaise a dû s'imprégner des us et coutumes chinois), elle va pouvoir retracer tout le parcours de la vie de sa mère.
Cela va donner à des situations cocasses toutes simples, comme celles de la première sortie au restaurant, au cours de laquelle la maman ne pourra s'empêcher de commander tous ses plats favoris (beaucoup trop), qu'elle avait été dans l'impossibilité de manger depuis toutes ses années passées en Chine; cela continuera par les retrouvailles de ses anciens amis (et amants) et de l'instantané appel des pas d'une danse jadis exécutée au sein des siens.
Mais à la différence de sa mère, qui avait été mise à l'écart par ses beaux-parents pour avoir été d'origine japonaise, soit le terrible ennemi des événements politiques des années 1930 et 1940, Maggie sera acceptée telle qu'elle est partout et retrouvera comme une seconde famille; cela lui donnera également à réfléchir sur son terrible comportement depuis toujours envers sa mère, quand elle avait été jusqu'à choisir de rester auprès de ses grands-parents plutôt que de suivre ses parents jusqu'à Hong Kong, quand elle n'était qu'une gamine.
Bref, "Song of Exile" est sans aucun doute l'un des plus beaux films sur la découverte de ses propres racines jamais tournées et rappelle par ses touches extrêmement simples et naturels le meilleur cinéma d'Ozu, sauf qu'à l'inverse du maître du cinéma japonais classique, Hui conte la re-soudure d'une cellule familiale au lieu de son éclatement.