"Une histoire réelle de ce temps de progrès et d'une civilisation si délicieuse, si divine, que, quand on s'avise de l'écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui l'ait dictée..."
Jules Barbey d'Aurevilly - 1874
Assurément un conte moral sans concessions, ancré dans la réalité, cinglant comme il faut, d'une complexité impressionnante sous un masque formel d'apparence simple - et pas évident que tout le monde l'ait saisi à sa juste valeur.
Au commencement était le crime ; ce crime originel est symbolisé par l'adultère du mari de la vieille tenancière du cinéma porno. Dans ce pays très catholique, tromper son conjoint et, surtout, entretenir clandestinement une seconde famille, est puni de 2 ans de prison avec divorce à la clef. Officiellement, du moins. Car le prix du péché a singulièrement chuté devant les tribunaux, avec les années : le mari est acquitté.
Pire, il est soutenu par les propres enfants de la propriétaire du cinéma. Peu leur importe la vérité, la morale, la justice. Ces derniers ne voient que l'argent, l'argent de l'héritage, qui risquerait de leur filer entre les doigts si leur père était condamné à reconnaître ses enfants illégitimes.
L'état de corruption, de pourriture au sein de cette famille semble bien avancé. Dans un environnement crasseux où règne la prostitution, la décadence, le délabrement, la fille, âgée d'une cinquantaine d'années, est surprise par son mari en train de faire des yeux doux à un jeune homme, les 2 petits-fils se battent pour un simple T-shirt, avant que l'on découvre que le premier a mis enceinte une pauvre fille sans aucun sens des responsabilités, tandis que l'autre profite des gâteries bucales d'un trans pendant son boulot. Une mère épleurée vient réclamer à l'accueil son fils de 16 ans qui se vend, quand dans le même temps la jeune soeur s'entraîne à dire des "je t'aime" à poil devant une glace brisée (mais que sait-elle de l'Amour, cette pauvre chose ?), et le plus jeune des enfants, 7 ans à peine, récite ses tables de multiplication en faisant du tricycle au milieu des putes, et se rince l'oeil des corps nus qui s'étreignent sans passion.
Le cinéma est au bord de la faillite, à l'image de cette famille, au bord de l'implosion. Pauvreté morale et pécuniaire se rejoignent. Or la richesse est fille de la vertu.
La bribe de thème de Taxi Driver que l'on capte vers la fin du film n'est sans doute pas innocente ; elle suggère peut-être qu'un grand ménage s'impose...
Par ses débordements intempestifs et son absence d’émotions face au quotidien craspeque d’une famille propriétaire d’un cinéma porno, Serbis pourrait être injustement qualifié de film fonctionnant par les haut-le-cœur qu’il provoque. Ce serait le réduire au produit scandaleux qui secoua Cannes, pas encore habitué à cette explosion d’énergie qu’est en partie le cinéma de Brillante Mendoza, brûlant –la pellicule- tout sur son passage pour finir sur un « ce n’est pas ma faute » envoyé à la gueule du spectateur, effaré par le spectacle proposé. Un spectacle qui derrière ses allures de fiction, cache une identité, une spontanéité démente qui fait toute la différence entre le cinéma « nature » de Brillante Mendoza et celui du premier venu visant à filmer son pays, sa ville. Devenu du jour au lendemain un client des festivals, il pourrait être en quelque sorte le pendant philippin des cinéastes chinois de la sixième génération qui décrochent leurs billets pour les festivals en évoquant leur pays avec un sens du réalisme évident, l’apport de la fiction servant après comme prétexte. Mais ce qu’un Wang Chao ou un Lou Ye n’ont pas, par exemple, c’est cette faculté à retranscrire à l’écran le bouleversement, le choc du quoditien. Ou d’une manière lorgnant bien plus du côté de la fiction. Mendoza pose sa caméra dans les rues de Manille et l’on pense immédiatement à la bombe à retardement.
Serbis fait partie de l’œuvre électrique du cinéaste, celle dont on se remet durement, plus intéressante ici que les drames shanghaïens ou pékinois de maintenant qui peinent à se renouveler sur la durée. Ou qui ne surprennent pas/plus en dépit de leurs qualités. La censure n’est également pas la même, il aurait été par exemple impensable de laisser ces plans de fellation non simulée tels quels, ou de dérouler la quasi-totalité de l’action dans un cinéma –le Family- qui programme des films cochons tout en autorisant la prostitution dans les salles, parfois fréquentées au hasard, sans savoir ce qui s'y passe réellement, par le plus petit de la famille. Brillante Mendoza dresse le portrait des gérants, des employés et des clients, donc de la famille, avec les qualités qu’on lui connait. C'est-à-dire ce grossissement au microscope x1000 d’une particule toute bête qu’on nomme « être humain », dévoilant des traits dépassant la barrière de la fiction, au risque d'y trouver un certain ennui par moment. La couleur peut certes rebuter, on trempe les pieds dans la pisse -ou le sperme- sans rechigner parce que la machine doit tourner et accueillir encore et toujours les clients, en majorité gays. Et comme dans toute bonne société, on grandit, on s’aime, on se tape sur la gueule, on découvre. On morfle aussi, mais on n’oublie pas de vivre. Serbis c’est un épisode d’une vie, à l’ampleur quasi délirante au vu de son caractère bien trempé, bruyant et craspeque. Dieu merci, Brillante Mendoza n’a pas eu l’idée de filmer les couloirs vides d’un palace 4 étoiles.
Je m'attendais à quelque chose d'assez particulier, un film d'auteur très marqué.
Mais "Serbis" est en fait un film simple, vrai, il se laisse regarder.
Je suis content de l'avoir vu sur Arte, car je n'aurais sûrement pas fait le pas d'aller le voir au cinéma.
J'avoue ne pas pouvoir rester franchement objectif dans la rédaction de cette critique, ayant eu la chance de pouvoir passer plusieurs jours en compagnie de son réalisateur Brillante Mendoza et d'avoir pu l'écouter pendant des heures dresser passionnément les grandes lignes directrices de son projet, en veille depuis plus de deux ans ("Serbis" aurait dû se tourner à la suite de "Masseur", dont il constitue une suite officieuse dans une éventuelle future trilogie sur l'homosexualité masculine à venir).
Personnellement, je me suis donc laissé happer par cette immersion dans ce gigantesque complexe cinématographique labyrinthique et familial, où les émotions familiales croisent les émotions sexuelles des clients.
La première scène du film l'annonce: "Serbis" sera à nouveau – après "John John" et "Tirador" – un film sur l'intimité volée d'un groupe de gens, tout comme la jeune fille se rêvant une actrice (à poil) est épiée par son jeune cousin. Une vision "sublimée", comme le suggère le réalisateur en filmant carrément le reflet d'une lumière dans un miroir face caméra, baignant carrément la jeune femme dans un halo lumineux. Un rare instant de grâce, comme Mendoza en consacrera plusieurs à ses nombreux personnages, se retrouvant tous seuls, face à eux-mêmes et avec des réactions très diverses. En revanche, chacun de ces moments de solitude (où pour une fois le bruit de la rue semble beaucoup plus étouffé et lointain) est également celui de la confrontation – obligatoire – des deux univers: familial et professionnel. Alors que ces univers semblent pouvoir parfaitement cohabiter ensemble au cours des longues journées passées à l'intérieur et uniquement coupées par les incessants allers-retours dans les méandres de la grande bâtisse obsolète, l'influence de l'un sur l'autre est irrémédiable. La fille aînée imite les actrices des "bombas pelliculas" projetés et apprend à se déhancher en compagnie d'une transsexuelle; la mère de famille regrette d'être passée à côté d'une carrière d'infirmière; les fils peignent les immenses toiles publicitaires, sourire en coin ou profitent de la clientèle ambiante. De plus, il est presque ironique, que le principal fil conducteur (si mince) soit constitué par le procès vain de la grand-mère familiale pour accuser son homme de l'avoir trompée, alors même que son plus proche environnement ne soit fait que désir, sexe et coucheries en tous genres. Ce n'est pas une révélation: elle ne gagnera pas gain de cause et Brillante d'égratigner au passage la fameuse justice philippine, pas très connue pour son efficacité partiale (le personnage principal renverse même la figure religieuse de la madone pour accentuer le propos).
En revanche, au-delà du film, il est fort intéressant de revenir sur l'incroyable véritable chasse à l'homme, dont a souffert Brillante Mendoza lors de la projection de son film en projection officielle à Cannes. Pas particulièrement hué pendant la projection (on a vu pire), le film essuie un revers cinglant dès le lendemain par les prétendus "critiques" de cinéma dans la presse, qui enterrent son film sans appel. Ils traitent le film de "voyeuriste", "totalement gratuit" et surtout l'accusent d'être inachevé à l'état. Ce qui pose à nouveau la question de la perception même d'une œuvre cinématographique (et par extension de la légitimé de la désignation d'un "critique de cinéma"): faut-il voir une œuvre comme une œuvre à part ou faut-il savoir le replacer un minimum dans son contexte, tant à l'intérieur de la filmographie (une œuvre en devenir) d'un réalisateur, que dans les us et coutumes de son pays ?
Qu'on accroche ou non avec le style du "cinéma-vérité philippin" est une chose: il faut être prévenu, que le film est tourné (en grande partie) en DV, caméra à l'épaule, au plus près des personnages avec son et lumière naturels. Les histories s'attachent en grande partie aux petits riens des gens ordinaires et tentent de plonger le spectateur davantage dans un cadre posé sans fioritures, plutôt que de recourir aux artifices habituels d'un cinéma spectacle. Soit.
En revanche, en replaçant "Serbis" dans la filmographie de son réalisateur, il est à souligner à quel point ce film est le prolongement logique de ses précédents. Prolongement logique de sa fascination pour l'homosexualité masculine suite à son précédent "Masseur". Prolongement dans la manière de filmer amorcé depuis son "Professor" et largement accaparé dans "John John" et "Tirador". Prolongement dans la manière de s'emparer d'un fait typique, mais également si particulier de son pays, soit les "Serbis" prodigués dans certains cinémas de quartier en voie de rapide disparition. Et prolongement dans la description au plus près de ses personnages, que Brillante sait de mieux en mieux capter en s'attardant sur des petits riens, et offrant à ses merveilleux acteurs de véritables moments de grâce.
Les scènes de sexe à la limite du réel (la scène d'amour avec la belle Mercedes est réaliste, mais clairement simulée; lors de la fellation l'acteur met effectivement son sexe dans la bouche de la transsexuelle, mais semble loin d'être motivé / n'est pas tout à fait une scène porno dans le sens premier du terme) ont été souvent décriés (sans pour autant soulever les vagues d'indignation comme dans "Brown Bunny" de Vincent Gallo ou "La Vie de Jésus" de Dumont, mais passons), mais s'inscrivent, là encore, dans la logique d'une volonté de "rendre réel" autant que possible une pure fiction. Rien de bien choquant là-dedans pour celui, qui aura une vie sexuelle normale, ne dénigrerait pas l'existence des points de rendez-vous habituels d'une communauté homosexuelle et n'aurait jamais eu à déboucher des chiottes, notamment en travaillant dans un lieu public (et je puis leur assurer, que les chiottes de certains restos ou de stades de foot ne sont rien à côté de ceux filmés dans "Serbis" et les inciterait fortement à s'essayer à ce genre de petit travail, si jamais ils avaient besoin de gagner quelques sous).
Le seul point commun dans toute cette affaire, ce serait effectivement d'accuser la "légèreté" de la sélection cannoise, qui a terriblement tendance à sélectionner certains films avant même de les avoir vus. Outre les chouchous habituels (Almodovar, frères Coën, Atom Egoyan et j'en passe et j'en oublie), qui ont leur carte de sélectionné d'office), il y a effectivement cette course folle des principaux festivals à vouloir être "les premiers" sur le coup, à sélectionner avant même d'avoir vu sur la seule promesse d'un précédent succès (sans parler des enjeux / pressions financiers exercés par certains producteurs ou simples histories de copinage). "John John", sélectionné dans une section parallèle l'année précédente, avait été longuement applaudi (j'étais présent pour pouvoir en témoigner) et la qualité de ce film en plus du fait, qu'aucun film philippin n'ait encore bénéficié de la sélection officielle (depuis Brocka ?) a sans doute joué en la faveur de "Serbis". Impossible, que les responsables aient vu le film avant: il a été terminé quelques heures seulement avant son envoi pour la Croisette après un tournage en 9 jours quelques semaines avant le début du film. Si les reproches faites au "mauvais mixage" de la bande son sont fausses (Mendoza a fait exprès de renforcer sa bande son pour rendre compte du bruit ambiant des grandes villes philippines, pas si éloigné de celles d'autres grandes métropoles asiatiques, dont Bangkok et Pékin, par exemple), certains choix dans le montage du film sont plus discutables…Pourtant ainsi "rebondir" après la magnifique scène avec la grand-mère devant son miroir, qui aurait parfaitement clos un véritable "cycle" de vie au sein du cinéma familial pour enchaîner par la scène de la chèvre (qui aurait été parfaite un peu plus tôt dans le film) ?!!
Bref, un film très riche en émotions pour les personnages, comme pour les acteurs.
A noter, que c'est une nouvelle fois le "grand gourou" du "cinéma vérité", Armando Lao, coach de tous les actuels réalisateurs philippins indépendants, qui a signé le scénario.