Une très grande réussite d'un Gosha au sommet
Dire que l'importance du film réside dans le feeling du personnage campé par un Ogata Ken en état de grâce est un doux euphémisme. Portrait d'un criminel est un film qui lui est dédié, tout simplement, tranche de vie d'un vagabond durant l'été 1949, le métrage nous le rappelant à sa toute fin avec en fond de toile des fleurs jaunes, une beau soleil, comme si tout devenait apaisé depuis la capture de Sakane vécue une seconde avant. Gosha Hideo prouve encore ici qu'il est un fin narrateur, une narration guère alambiquée, d'une simplicité effarante mais si bien agencée qu'elle permet de signer l'identité de chaque personnage à la fois par la mise en scène, le rythme de la musique exceptionnelle de Sato Masaru et les petites scénettes qui donnent réellement corps à l'ouvrage : la séquence de maquillage de Chie, l'un des inspecteurs sur le quai de gare qui n'allume finalement pas sa cigarette, le passage à tabac du pauvre collègue et ami de Sakane lorsqu'il travaillait à la mine, la bagarre entre la femme de Sakane et Chie d'une violence redoutable histoire de poser les bases du futur amour de Sakane et la redoutable sauvagerie contre son épouse devenue trop envahissante, les moments de solitude du fugitif, la fraternité des mineurs face à la haute hiérarchie tout simplement dégueulasse, les deux inspecteurs de police dégustant une glace à l'eau et qui semblent proches de la résignation, autant de moments d'apparence anodins qui compteront quant à la fluidité du récit, même la séquence où Sakane maquille une petite fille est pleine d'humanisme malgré le passé outrageux de ce dernier. Pourquoi Portrait d'un criminel est un chef d'oeuvre tout simplement? Sans doute parce que Gosha a su allier maîtrise formelle ahurissante sur le plan technique (avec de longues focales et travellings contemplatifs lorgnant du côté de Tarkovski, ce jeu du flash-back flash-forward impressionnant de maîtrise et de cohérence chronologique) et vrai sens de l'écriture coloriant au trait fin les caractères d'un personnage capable de commettre des atrocités dans un excès de folie incontrôlé ou de prendre la main d'un enfant comme pour se rappeler qu'il était père : la séquence de la tentative de suicide ne fait qu'appuyer le fait que Sakane n'a pas encore totalement digéré ses propres actes. Et la manière dont Gosha dépeint son personnage est formidable, Ogata Ken trouvant encore ici un rôle de composition à la hauteur de son immense talent, aussi bien dirigé que chez Imamura ou Nomura. Pas la peine d'en dire plus, Portrait d'un criminel pourrait presque confiner au roman fleuve, à défaut que l'histoire qui nous est racontée ici est vraie.
un grand film noir et un grand film social
Avec Portrait d'un criminel, Gosha signe un film noir superbe et émouvant. Tout d'abord, Gosha se situe toujours dans le camp des rebelles solitaires: après le samourai en fuite de Goyokin, il nous fait suivre la cavale d'un autre réprouvé, Sakane, un criminel ayant assassiné sa femme et son enfant, dont tout le monde s'accorde à dire qu'il a un visage de serpent et à qui personne ne veut reconnaître d'humanité. Toute la force de Gosha va être de nous faire partager ses sentiments sans pour autant que cela efface l'atrocité de ses actes passés.
Et l'émotion va passer par la technique du flash-back, déjà utilisée dans la première partie de Goyokin, qui implique fortement le spectateur dans le récit. En effet, tout ce que l'on sait au début du film est la fuite de Sakane, les crimes qu'il a commis. Chaque flash-back sera l'occasion de replacer la naissance de son crime dans son contexte historique et dans celui de sa vie de couple de l'époque. Et au bout d'une heure et demie, un dernier flash-back nous ramène à la situation du début du film sauf que cette fois-ci le spectateur connaît tous les enjeux. Gosha utilise la trajectoire de Sakane pour dénoncer les conditions de travail à la mine et le cynisme des patrons de l'immédiat après-guerre: suite à un accident meurtrier ayant eu lieu à la mine, Sakane devient le leader de la protestation ouvrière; les patrons le convoquent et profèrent devant lui des propos d'un cynisme effarant, arguant que la mort des ouvriers n'était pas grave vu qu'ils ne sont pas nés en haut de l'échellon social et donc que pour eux la vie ne valait pas la peine d'etre vécue. Pire, ils lui donneront de l'argent afin de le distribuer aux ouvriers et à leurs proches histoire que l'affaire se tasse. La dénonciation se poursuit au travers d'un ouvrier croisé par Sakane durant sa fuite qui subira la violence du comportement de ses collègues.
Mais Gosha va aussi dépeindre un être solitaire et désepéré par sa vie de couple: l'argent obtenu de la main des patrons va lui permettre d'entretenir une jeune maîtresse qui ne voit en lui qu'un substitut paternel et une manne financière, la dégradation de sa vie de couple sera l'élément détonnateur de son crime, il ratera son suicide en prison et en portera la cicatrice. Les policiers qui le poursuivent sont aussi conscients de cet état de fait et ont une vision de l'existence aussi désespérée que la sienne. Sakane va trouver le grand amour au travers de Chié qui le fréquentera en sachant qu'il est recherché mais leurs visions divergent: Sakane est simplement heureux de l'avoir vraiment connue durant sa cavale alors qu'elle voudrait le suivre dans sa course. Cette divergence va culminer dans un final poignant et tragique.
La mise en scène est plus classique que dans Goyokin mais correspond à la forte mélancolie du sujet: longs travellings, zooms très lents qui nous font pénétrer dans le tourment intérérieur des personnages. Cette mélancolie est renforcée par les cordes et l'accordéon nostalgique de Masaru Sato. L'interprétation de Ken Ogata est superbement reptilienne, Takuzo Kawatani et Kon Omura jouent des policiers lucides sur l'humanité avec un air résigné rappelant les héros de Melville.
A l'instar des Kurosawa, Oshima, Itami et Imamura, Gosha permettait au Japon de continuer à produire des films marquants durant les années de crise de son cinéma.