MLF | 4.5 | |
Arno Ching-wan | 4 | L'autre Black Rain de 1989 |
Xavier Chanoine | 3.25 | Les larmes de l'enfer. |
Ordell Robbie | 4.5 | Noir et Blanc |
Ghost Dog | 3.5 | Important témoignage |
drélium | 4 |
"Pluie noire" aurait pu n’être qu’un drame de plus sur une horreur guerrière, une œuvre louable à vocation pédagogique mais, comme parfois, prévisible et laborieuse. Il n’en est rien pour deux autres raisons que celle déjà très bien évoquée par Ordell : le choix judicieux du noir et blanc pour narrer cette histoire pondue pourtant en 1989.
Un humour noir féroce se dégage de cette œuvre. Des pêcheurs contaminés par la bombe cherchent par tous les moyens à obtenir des carpes pour bénéficier de leurs vertus prétendues curatives contre la radioactivité. Ils n'arrivent à prendre que de ridicules gardons. C’est dans un premier temps d’un pathétisme bêtement risible. Autre scène du même acabit : s’imaginant revenu à la guerre, un soldat fou rampe dès qu’une voiture fait un peu de bruit dans la rue et s’en va poser un vulgaire sac sous ses pneus comme il poserait une bombe. Il prend la voiture pour un tank. Parlons aussi de cette anecdote jetée, qui nous explique que beaucoup de japonais étaient partis vers Hiroshima pendant la guerre pour éviter les réquisitions...
La description très crue de l’horreur ne nous est pas épargnée. On y voit la famille « survivante », entre guillemets parce qu'en sursis, traverser un Hiroshima dévasté, vision infernale et proprement apocalyptique où les cadavres pullulent et la folie règne. Les visions les plus atroces restent celles de ces gamins qui marchent sans trop savoir où ils vont, défigurés et les doigts fondus, avançant tels des zombis dans un monde qui n’existe plus. Tout ce passage n’a rien perdu de sa force, aux yeux d’un cinéphile il n’a d’équivalent que dans le domaine du cinéma d’horreur, les films de zombis, justement, ceux de Georges A. Romero et en particulier sa Nuit des morts-vivants, tournée également en noir et blanc à la fin des années 60. Le parallèle n'est pas hasardeux, une telle horreur est à ce point impossible à envisager qu'elle reste encore, aujourd'hui et pour beaucoup, du domaine de l'irréel.
Le film se clôt sur du drame pur et dur. On en vient à s’identifier sans peine à ce soldat rampant bêtement, évoqué un peu plus haut, on ne rit plus de lui. Et, enfin, on encaisse difficilement de voir l'héroïne, folle et hystérique, hurler de joie en voyant une carpe sauter hors de l’eau l’espace de quelques instants rares d’espoir illusoire, le seul instant pendant lequel Imamura use d’un effet de style, le ralenti, pour renforcer l’horreur de la situation. Jusque là, le « carpe diem » aura été entretenu par l’oncle, personnage pivot – et positif – de l’œuvre, qui n’aura eu de cesse tout du long d’envisager un avenir pour rendre le présent vivable, malgré tout. Puissant.
Si Pluie Noire échappe à un certain académisme qui pourrait en faire un de ces fameux "films si japonais" chéri des sélectionneurs festivaliers, il le doit à une chose: le noir et blanc. Parce que malgré toute la maîtrise formelle et narrative du cinéaste, ces plans de banquets à hauteur de tatami, cette tendance au contemplatif, ces figures d'un Japon paysan qui obsède la cinéphilie occidentale depuis Kurosawa, cette préférence de la retenue et la pudeur à la dramatisation exacerbée pour traiter d'un sujet difficile, tout cela pourrait virer au mille fois vu, au fayotage trop visible de ceux qui ne voient le cinéma du Soleil Levant qu'à travers le prisme de son âge d'or.
Sauf qu'Imamura introduit le noir et blanc. Cela pourrait faire daté mais le choix fonctionne parce qu'il contribue à l'efficacité émotionnelle du film: alors que le cadre fourmille d'éléments qui pourraient distraire le spectateur -les éléments typiquement nippons déjà mentionnés- le noir et blanc a pour effet de recentrer l'oeil vers les personnages. Ce choix est d'autant plus efficace qu'il favorise l'investissement du spectateur occidental dans un film où contrairement à un Hiroshima mon Amour Imamura choisit de ne pas confronter Hiroshima à un regard extérieur, bref où le risque d'un film tellement japonais qu'il pourrait en devenir hermétique est constamment présent. Paradoxalement, un choix qui pourrait rendre le film daté le rend plus proche. Là où les autres films qu'on connait de lui sont solaires et marqués par la vitalité, Pluie Noire est littéralement noir et désespéré, le cri d'un cinéaste ne comprenant pas que le monde puisse continuer à vivre sans avoir Hiroshima dans le rétroviseur, sans y repenser avant de s'engager dans de futures boucheries coûteuses en vie humaines. Il n'est d'ailleurs pas innocent que le film offre en contrepoint au récit des allusions radiophoniques -la radio étant le seul contact de ces paysans avec l'extérieur- à la guerre de Corée. On retrouve déjà une particularité des cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise, le désir de sonder le rapport du Japon au voisin coréen.
Et il s'agit surtout de montrer que l'Amérique n'a pas compris -les personnages disent d'ailleurs qu'ils aimeraient avoir une explication à Hiroshima avant de mourir-, qu'elle serait toujours tentée de réutiliser l'arme atomique sans penser à ses conséquences. Bien sûr, les héros d'Imamura chérissent la vie plus que tout au monde, ils essaient de continuer à vivre comme si cela n'avait pas eu lieu mais la fatalité des conséquences d'Hiroshima finit par atteindre leur corps quand elle ne les paralyse pas psychologiquement ou dans leurs projets à long terme: on a ainsi ces scènes poignantes du rescapé qui se met à ramper à terre lorsqu'il entend des bruits de moteur qui le font se croire en mission et cette jeune femme que les soupçons du village sur les conséquences d'Hiroshima nuisant à la fertlité de son corps empêchent de trouver un mari. Les flash back sur un Hiroshima dévasté par les bombes ne sont alors pas un simple artifice narratif ou un prétexte facile pour susciter l'émotion devant une horreur déjà connue du spectateur: ils incarnent le ressassement d'Hiroshima par les personnages, de ce fameux "éclair" qui les a traumatisés à vie, leur présence dans le récit est aussi la permanence d'Hiroshima dans la vie des personnages et du village. Les corps portant déjà les stigmates de la catastrophe, les immeubles dévastés, tout cela n'a pas besoin d'être souligné et dès lors Imamura joue sur une certaine économie de moyens formels associée à un score de Takemitsu Toru au lyrisme sec tranchant avec le côte plus bruitiste de ses scores sixties pour émouvoir le spectateur sans chercher à l'apitoyer.
Sauf que malgré ce beau film ni Imamura ni le cinéma japonais n'en avaient fini avec Hiroshima: Kurosawa empruntera certains choix formels du film pour un Rhapsodie en Aout qui introduira le regard extérieur absent ici. Suwa et Yoshida ont aussi récemment donné leur propre vision de l'évènement. Imamura offrira quant à lui avec Kanzo Sensei un pendant joyeux et bon vivant à Pluie Noire -notamment avec sa vision surréaliste des bombardements contrastant avec celle des flash backs du film- et un appendice avec son sketch du long métrage collectif sur le 11 septembre. Si son homme serpent peut se voir comme le prolongement du traumatisé qui mime des opérations commandos à chaque fois qu'il entend un bruit de voiture et si le sketch reprend certains thèmes du film, le cinéaste choisira cette fois-là de filmer le champ de bataille pour finir par rappeler que le propos de Pluie Noire n'a pas vieilli.
Si quelques œuvres nippones abordent le sujet de l’apocalypse nucléaire de 1945 à Hiroshima et Nagasaki, elles sont finalement peu nombreuses à le traiter de front, alors que c’est un des évènements majeurs du siècle dernier, un évènement à l’origine du renouveau politique, éthique et économique du Japon d’après-guerre. Un témoignage comme celui de Pluie Noire est donc précieux, surtout lorsqu’il est réalisé par Imamura, grand réalisateur qui n’a pas peur de la polémique. Dans un Noir et Blanc si sale qu’on croirait que le film date des années 60, il choisit d’évoquer les conséquences de la bombe atomique du point de vue paysan au fil des années qui passent : un choix judicieux car c’est en effet la première bombe de l’Histoire de l’Humanité qui tue des gens bien des années après (et encore aujourd’hui…) alors que ces derniers n’ont pas été blessés mais irradiés, un mal invisible qui fait dépérir jour après jour, et qui endeuille à intervalles réguliers le petit village au centre de l’intrigue. Le cauchemar d’Hiroshima est ressassé en flash-back, mais Imamura passe rapidement sur les ruines et les cadavres pour se concentrer sur une famille atomisée qui veut croire à une vie à nouveau normale (mariage, travail) alors qu’il n’en est plus question puisque l’avenir est synonyme de maladie.
Un film important donc, mais d’où provient ce petit sentiment de frustration qui m’a envahi lors de sa vision ? Sans doute parce que je m’attendais à une plongée au cœur d’Hiroshima, au cœur du 6 août 1945, de l’horreur et de la souffrance, alors qu’Imamura a choisi le point de vue paysan, un peu éloigné de l’action, comme Louis Malle dans Milou en mai qui évoque les effets indirects du mai 68 sur une communauté bourgeoise provinciale. Sans doute aussi parce qu’on n’apprend finalement pas grand-chose, et que les dialogues ou les scènes de réflexion sur la guerre et la bombe ne sont pas légion : une petite réplique pour dire qu’on ne comprend pas pourquoi les américains ont fait ça ni pourquoi ils ont choisi Hiroshima plutôt que Tokyo, une autre en réaction de la déclaration de Truman – prêt à utiliser à nouveau la bombe dans la guerre de Corée – pour dire que l’Homme ne comprendra jamais rien à ses erreurs, et puis c’est tout ; pas de discussion d’après coup sur le 6 août 45 lorsque les 3 personnages principaux ont traversé Hiroshima à pied, rien sur la responsabilité du Japon et des japonais pendant la Guerre, considérés comme des victimes de la barbarie américaine injustement frappées alors que c’est tout de même un peu plus compliqué que çà. On peut lui préférer le plus séduisant Rhapsodie en août de Kurosawa sur le même thème.
Fugace instant tragique