Il manque peu de choses à Fresh Pier pour être un polar que l’on retient après visionnage. Non pas que cette série B manque d’arguments pour contrer l’offensive du polar noir à la française ou à l’américaine, mais il se dégage la désagréable sensation d’être en face un produit bâclé aux ficelles scénaristiques démesurément trop grosses pour convaincre là où d’autres sont déjà passés avant en usant des mêmes stratagèmes. Pourtant l’excellente introduction en forme de reportage urbain nous présente le « cœur de Tokyo », Ginza, considéré comme le « nouveau Broadway », l’attraction du pays, territoire où le jeu, la drogue, le trafic de femmes et le crime font bon ménage. C’est ce que Yoshioka découvrira à ses dépends, invité par un inconnu à rejoindre un cabaret de Tokyo dans la Poker Street, lieu de détente pour hommes d’affaire fortunés et fatigués de leur journée où l’on peut passer une nuit avec une Escort-girl. L’un des responsables de ces nuits agitées lui confie la clé de sa chambre d’hôtel où l’attend une splendide demoiselle, malheureusement une fois arrivé sur le lieu, celle-ci est découverte morte dans sa baignoire. Yoshioka est à présent mêlé à une sale affaire.
Très court, le film fait voyager son spectateur dans les bars branchés de la capitale où les femmes se dandinent sur des airs jazzy, où les hommes portent le feutre, le regard éclairé malgré les zones d’ombre, gun sous l’imperméable, et évoluent dans une ambiance rappelant les grandes heures du polar américain. C’est aussi l’un des défauts du film, celui d’être constamment sous influence occidentale, de la dégaine des personnages aux techniques de filmage qui ont pris un coup dans l’aile à l'époque où le cinéma nippon accouche de polars de grande classe notamment ceux de Kurosawa, avant l'ère des classiques de la Nikkatsu un cran au-dessus niveau divertissement. Pourtant chez Kurosawa, le système est un peu le même, on y trouve un Japon inquiétant, sombre, tout comme Fresh Pier mais sublimé par le regard d’un passionné de cinéma américain qui n’aurait pas à rougir face à certains grands maîtres du suspense comme Hitchcock. Ici, Fresh Pier est un peu le pendant pauvre de ce cinéma, non pas par manque d’idées mais davantage par manque d’ambitions, Ishii Teruo se contentant de faire son polar sans en changer les codes, ce que l’on est pourtant en droit d’attendre du cinéma japonais de l’âge d’or surtout au vu de la carte de visite chargée du cinéaste dans le vrai film de genre. Ses films les plus fous ne sont pas encore là, les idées sommeillent. Dans Fresh Pier on enquête, on pactise avec des hommes d’affaire américains peu scrupuleux dans un anglais récité comme à l’école, on danse sur une musique jazz avec une belle inconnue pas très propre sur elle et on lit le Japan Times parce que c’est la classe. On joue aussi du revolver le temps d’une séquence « action » en fin de métrage pas plus excitante qu’autre chose, et l’on en profite pour brasser le genre mélodrame pour une séquence larme ratée parce que l’on ne s’est pas suffisamment attaché à la personne défunte.
La mise en scène de Ishii Teruo est pourtant très propre malgré les séquences de discussion qui se résument souvent au même schéma plan-plan. L’audace ne réside pas forcément dans le choix du cadrage mais plus dans le positionnement des acteurs à l’écran donnant lieu à quelques envolées classes sorties d’un ensemble bien fade : trois personnages filmés en plan américain entre trois rambardes d’escalier, des séquences de danses féminines filmées comme un bon clip avec ses travelings avants, arrières, latéraux et ses plongées au parfum très « exotique » (il manque plus que les jupes en fibres de noix de coco sur les filles et on se croirait dans les îles) et cette fameuse introduction dans la ville illuminée sont les rares éléments excitants noyés dans un classicisme formel de premier choix. Reste que l’ensemble est trop formaté et téléphoné pour étonner, ce n’est d’ailleurs pas parce que c’est japonais qu’il faut en faire toute une histoire, Ishii Teruo ne révolutionne rien et n’apporte pas même la petite touche originale qui démarquerait ce film-ci d’un autre. On reste en présence de personnages aux profils bien établis et délibérément louches et l’on sait d’avance que la belle aux cheveux longs n’ira pas jusqu’au mariage. C’est un fait hélas avéré. D’où le hic. On s’en fiche il y a une journaliste mignonne comme tout et un homme tombé dans la soupe par mégarde qui finiront sans doute ensemble après un happy end torché à la va-vite, où chacun se remercie et repart d’où il est venu. Sans surprise.
Xavier a pointé tous les torts et travers de ce qui s'annonçait pourtant comme un polar d'excellence dans sa magnifique introduction, assez osée pour l'époque et beaucoup plus chiadée que le classique reste de l'histoire, comme si Ishii avait déjà laissé transparaître son envie de montrer les "dessous" du Japon, mais qu'il avait encore les mains trop liées par ses producteurs (et notamment Okura Mitsugu, gourou exécutif extrêmement strict, malgré sa présence au générique de nombreuses séries B, voire Z) pour accoucher du produit dont il rêvait vraiment.
A ce titre, le plan final est particulièrement révélateur avec Utsui Ken, semblant tout sauf content de se faire aguicher par la belle de service, particulièrement pudique et lui faisant comprendre, qu'elle est prête à être épousée…Ou quand l'indiscipline se sent pris au piège par les bonnes mœurs…