Galère d’amour
Rares sont les cinéastes à considérer le cinéma comme un moyen de faire évoluer les lois, les comportements et les idées à grande échelle. Tavernier fait partie de ceux-ci, au même titre qu’un Costa Gavras ou qu’un Michael Moore qui, chacun à leur manière, observent la société et en soulignent les points absurdes ou scandaleux. Auteur déjà des poignants Ca commence aujourd’hui et L627 sur l’enseignement et la police, à l’origine d’une modification de loi sur la double peine adoptée par Sarkozy, convaincu par son édifiant documentaire Histoire de vies brisées qui dénonçait les aberrations d’une administration bornée et inhumaine, Tavernier s’attaque ici à un sujet rarement abordé au cinéma – malgré son riche potentiel -, l’adoption d’un enfant.
Partant du fait qu’adopter un enfant en France est quasiment mission impossible (7 ans d’attente en moyenne…), il plonge en plein Cambodge un jeune couple de provinciaux à la recherche d’un bébé à ramener en France pour enfin avoir le bonheur d’être parents, l’un des droits fondamentaux de l’être humain. A partir de là commence une hallucinante guerre des nerfs consistant à franchir un à un les innombrables obstacles à l’adoption posés par les autorités cambodgiennes et françaises, alors que paradoxalement des centaines d’enfants abandonnés attendent en vain des jours meilleurs avec une famille qui les aime : « concurrence » (eh oui, les enfants sont aussi des marchandises) déloyale de couples plus riches, plus influents, ou utilisant des intermédiaires douteux au statut proche des passeurs d’immigrants, absence totale d’aide et de procédure claire (en gros ; démerdez-vous !), corruption, passivité et incompétence des fonctionnaires locaux, arrestation par la police simplement parce qu’on a le type européen, paperasserie à n’en plus finir, tout cela à de quoi décourager et mettre à rude épreuve l’amour d’un couple pourtant très soudé.
Si Jacques Gamblin et Isabelle Carré sont admirables de bout en bout dans des rôles où la justesse de ton et les émotions transmises sont essentielles (difficile de ne pas retenir ses larmes lorsqu’enfin leur bébé potentiel leur est brutalement présenté, ce bébé qui sera peut-être le leur pour toujours bien que son accouchement soit l’œuvre d’une inconnue), ils sont aussi aidés par une intrigue à rebondissements qui ménage constamment le suspense, par une galerie de personnages composant leurs compagnons de galères français logeant au même hôtel, et surtout par le propos de Tavernier qui est de dire que lorsqu’on adopte un petit cambodgien, on adopte aussi forcément son pays ; ainsi, les paysages, les moustiques, les pluies torrentielles, les bébés atteints du HIV, les gosses se nourrissant dans des décharges à ciel ouvert, le camp S21 avec ses milliers de photos de disparus, le peuple cambodgien « qui sourie mais qui a le cœur brisé » ou les mines antipersonnelles ne sont pas, comme certains le disent, un égarement scénaristique, mais font intégralement partie de la petite Holy Lola qui reviendra en France avec ses parents, et nier cela reviendrait à renier son origine et les premiers mois de sa vie.
Véritablement émouvant, Holy Lola est avant tout une belle histoire d’amour envers et contre tout. Hallyday et sa femme se seraient sans doute bien passé de sa sortie en salles au moment même où une petite vietnamienne Jade leur était confiée en un temps record avec l’aide de personnalités haut placées, tandis que les petites gens continuaient leur parcours du combattant sur place. On s’en est beaucoup offusqué ça et là, mais franchement, il faut vraiment être naïf pour ne pas voir que ça n’a rien d’étonnant : pour l’adoption comme pour le travail, le logement, la santé ou les loisirs, comme dit un titre de film, « mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et mal foutu ! »
Holy Lola, tavernier !
« Celui qui a adopté un cambodgien a fait une affaire, on n’en trouve plus de cambodgien! » lançait Coluche dans un sketch au début des années 80, parlant avec humour noir de leur massacre par les khmers rouges. La vie a depuis refait surface et y’en a maintenant moult de gamins cambodgiens ! A tel point que c’en devient un vivier pour les riches occidentaux en manque de marmot. Ca tombe bien, c'est le sujet du film. Ce fil rouge permet au réalisateur Bertrand Tavernier d’aborder, en vrac, la paperasse franco-cambodgienne, les trafics de mômes, la corruption institutionnalisée qui parasite et paralyse l’ensemble, avec en annexes un pamphlet contre les mines anti- personnelles, un autre sur la pauvreté et un « beau livre d’images » sur le Cambodge pour relever le tout. On sent bien que le réalisateur a du mal à se freiner dans chaque domaine. Il s’auto-censure pour ne pas nuire à une cohésion d’ensemble qui fonctionne grâce à un scénario malin, introduisant intelligemment ces éléments dans l’aventure du couple, leur moral au plus bas trouvant une résonance particulière dans certains aspects sales du Cambodge. Quand tout va mal pour nos deux tourtereaux, la caméra s’attarde sur des gamins cherchant de quoi subsister dans une décharge; quelques gros plans sur les prothèses de victimes des mines permettent également de relativiser les « envies égoïstes » (dixit la belle Isabelle Carré) du couple. Réussi, le mélo évite le pathos, même lorsque le manque de bébé s’alourdit quand l’homme et la femme se servent d’un dictaphone pour laisser s’enfuir (et inscrire) leurs états d’âme. C’est une prise de risque un peu « limite », surtout lorsque la mère frustrée parle à son bébé fictif avec un « t’es pas dans mon ventre », dont l’effet est celui d’un aparté trop théâtral pour un contexte que le réalisateur a pourtant l’habitude de présenter le plus réel possible. L’effet sera plus poignant lors d’autres scènes, notamment celle où l’on voit cette femme, pathétique, fixer avec envie une gamine dans la rue; ou bien encore cette autre séquence où elle est presque prête à accepter l’impensable pour avoir un enfant, et veut, pour le faire, pactiser avec la mafia locale. Notre Mickael Moore national emporte une nouvelle fois le morceau grâce à une direction et un jeu d’acteurs irréprochable - Jacques Gamblin est "formidable" pour reprendre le mot favori du réalisateur -, enfin et surtout grâce à la générosité légendaire du réalisateur, une prégnante bienveillance qui a là encore accouché d’un bien beau film. « Pregnant » voulant dire « enceinte » en anglais, ceci explique sans doute cela.
Baby Blues
Honorable et surprenante entreprise de Bertrand Tavernier que de ne s'être emparé d'un sujet aussi difficile que celui de l'adoption des enfants à l'étranger; t de ne pointer de son doigt autant l'imbécile complexité que d'adopter un enfants (aussi bien en France qu'à l'étranger), ainsi que les rouages kafkaïens d'un pays payant toujours un lourd tribut à l'horrible héritage du règne dictatorial khmer.
Pour ce faire, Tavernier choisit une approche quasi documentariste, suivant un couple de provinciaux dans l'étonnante découverte d'un pays très, très loin de leurs propres terres, aux us et coutumes bien différents et aux rouages politiques tarabiscotés. Avec une étonnante retenue, il choisit non pas d'en faire une fiction chargée d'émotions et aux larmes faciles, mais plutôt un récit par à-coups, où le spectateur apprend en même temps que le couple toutes les ridicules démarches administratives à effectuer pour espérer toucher au but.
Parallèlement, Tavernier aborde de difficiles questions de survie à l'époque actuelle, desquelles la présence du réalisateur Rithy Panh (interprète et acteur dans le présent film) n'est certainement pas étranger : mutilés de guerre et de mines perdues, désamorçage justement de mines retrouvées, orphelins servant de véritable économie souterraine en les faisant adopter à grands coups de dollars par de richissimes américains.
En tout cela, le film est une véritable réussite et un étonnant métrage atypique dans le paysage audiovisuel français.
Le seul hic est le jeu des acteurs, paraissant en parfait décalage avec l'approche documentariste. Trop connus pour la plupart, ils rendent l'impact moins crédible. Aussi certains personnages sont par trop caricaturaux - notamment l'acteur ronchon et les administratifs corrompus...Impossible de croire une seconde à leur jeu...Pourtant les incroyables histoires de haine et de coups bas manigancés entre les uns et les autres pour être les premiers à trouver un enfant à adopter sont d'une cruauté extrême. Le film ne réussit jamais à vraiment toucher...et de transformer cette quête éperdue en une vaine indifférence.
Légère déception.