Xavier Chanoine | 3.5 | D'une frêle douceur Pasolinienne... |
Ordell Robbie | 5 | La Submersion du Japon |
Tout en étant plastiquement ahurissant et d'une retenue typiquement japonaise dans l'exécution des mouvements et des cérémonies, ce film d'Oshima est tout autant cru dans ses propos en marge d'une vraie révolution artistique et culturelle où la jeunesse semble se prendre les pieds dans le tapis tout en rêvant d'un monde sans non-dits et tabous. Ils se cherchent, au sein d'une société véhiculée par son côté administratif et officiel basé sur la cérémonie comme on l'entend, une cérémonie intrafamiliale au-dessus d'un gouffre politique juste mesquin. Le fait qu'Oshima ridiculise ses protagonistes au fur et à mesure que le film progresse dans une intrigue découpée de flash-back temporels pas évidents au premier abord annonce une certaine montée crescendo dans l'horreur et une vraie volonté de mettre à mal ces conventions réglées au millimètre. L'ironie est très souvent de mise, comme lorsque ce jeune garçon pulvérise un antiseptique sur les convives d'une cérémonie avant de leur servir le classique saké, symbolique du rassemblement et de la communion. Oshima frôle d'ailleurs à plusieurs reprises la théorie façon Pasolini, comme ces dernières vingt minutes proprement ahurissantes et complètement opposées au sens rigoureux quasi symétrique opéré lors des cérémonies : on croirait même à l'orgie la plus totale, déjà annoncée par une cérémonie de mariage sans mariée (montrant ainsi une certaine forme d'hypocrisie ou du refus d'accepter une telle situation de la part des convives qui applaudissent alors comme des pantins) et qui culmine dans un climax de fureur et de sexe emporté par la folie, d'où ce rapprochement avec l'anticonformisme total pointé à la manière de Pasolini, où toutes les symboliques les plus chères (rituel tordu, approche homosexuelle due à la folie, inceste, profanation de cercueil...) se verraient pulvérisées le temps d'un plan-séquence magistral dans un univers qui semble fermé de toute part. Faire passer ces cérémonies pour des rassemblements sectaires est une idée qui peut nous effleurer dans la mesure où Oshima traite du sujet avec cette idée derrière la tête. Et les premiers flash-back sur ces gamins qui traitent Masuo d'enfant de prisonnier de guerre Mandchou annonce déjà une société qui vit par le mépris et les idées préconçues. Pur film politique ambitieux et mis en scène avec un brio peu commun, La Cérémonie est une oeuvre marquante à bien des égards, exigeante dans sa narration alambiquée, parfois décousue comme pour mieux rebondir (les joies du paradoxe), mais toujours cohérente jusque dans ses tripes et dans la finalité de son discours.
Concilier la grande histoire et l'intime de façon aussi magistrale que La Cérémonie, peu de films l'ont fait. Oshima semble ici synthétiser les enjeux formels et politiques de ses films précédents tout en soldant les comptes de l'histoire du Japon de l'après-guerre aux années 70.
Type de structure narrative déjà utilisée dans Nuit et Brouillard au Japon pour faire remonter à la surface le gâchis de la lutte révolutionnaire, la narration en flash backs permet ici à Oshima de se concentrer sur son grand sujet -l'idée de cérémonial et ses implications politiques- tout en soulignant à coup d'allers-retours temporels et de moments du passé choisis pour leur valeur de tournant dans l'histoire du Japon le poids écrasant du passé sur le Japon contemporain. Le passé vers lequel le film s'oriente d'abord, c'est celui de la guerre et la Manchourie avant que ne défile ensuite via les situations ou la dialogue les références aux crimes de guerre, à l'incapacité du Japon d'après-guerre à assumer son passé et au miracle économique. Mais aussi au Parti Communiste Japonais, au désir d'une certaine jeunesse de restaurer l'ordre impérial par la voie armée et à l'occupation américaine. Et à coté de l'empreinte du changement historique existent de tous leur poids les éléments les plus traditionnellement japonais: le cérémonial dans toute sa précision, l'idée de double suicide, la cellule familiale, le sabre, le désir de sacrifice...
Mais cette tradition cherchant à tout pris à se maintenir ne fait que se vider progressivement de son sens premier au fur et à mesure du film. La cellule familiale est lieu de tensions, rivalités, non-dits et éclatement tandis qu'aucun membre de la famille n'est capable de pleinement s'assumer. L'idée de tradition aussi écrasante que vidée de son sens atteint son paroxysme dans la scène de la cérémonie de mariage en l'absence de l'épouse. Les rites sont exécutés avec précision et les actes associés au mariage s'enchaînent comme si l'épouse était là. En reprenant le principe narratif de distanciation de La Pendaison, la scène fait émerger d'elle-même le ridicule de ces rites. Pour un film aboutissant à un dilemme insoluble qui est aussi celui du Japon d'après-guerre: d'un coté un passé historique japonais toujours présent et pesant, de l'autre un désir intense de s'en affranchir réduit à néant par ce poids-là. Transparaît là le désenchantement consécutif à l'échec des luttes contestataires des années 60 déjà mis en exergue par Oshima dans Il est mort après la guerre. Sentiment d'impuissance souligné par une voix off apportant aussi supplément d'information ou mise à distance. Le Japon du passé se meurt sans être remplacé et son fantôme hante déjà les vivants. Pas étonnant que la seule issue pour les personnages se trouve dans le suicide ou l'évasion du réel par le souvenir. Souvenir dont le caractère vivace et variable d'un individu à l'autre surplombe le film d'un bout à l'autre.
Tension tradition/modernité et déréalisation traversent d'ailleurs dans sa totalité le dispositif formel et narratif du film ainsi que son score. Dans la droite lignée avant-gardiste du travail du compositeur dans les années 60, le score de Talemitsu Toru est emballé avec des cordes classiques, conciliant ainsi familiarité et étrangeté. Longs travellings et plans larges cadrés comme une scène de théâtre soulignent la théâtralité du cérémonial tandis que la précision millimétrée des cadrages fait écho à celle de l'exécution des cérémonies. Mais la thématique du souvenir et l'influence brechtienne donnent au film un pied dans le modernité. Coupé du monde par un nombre de lieux limités souvent déserts, vides ou clos, l'univers du film est lui pourtant pleinement imprégné du Japon de son temps par le dialogue et le réalisme des décors en huis clos. Avant que sur la fin réalisation, situations et décors ne fassent pleinement basculer le film dans la déréalisation en même temps que ses protagonistes.
Cette évasion du réel ouvre d'ailleurs la voie de la suite plus célèbre en Occident de la carrière d'Oshima: L'Empire des sens et sa danse de sexe et de mort loin des contingences matérielles exploseront dans le paysage cinématographique mondial quatre ans après La Cérémonie.