On se demande encore quel a été l'intérêt pour Wong Kar-Wai de réaliser ce wu xia sentimental, surtout qui plus est en même temps que son magnifique Chungking Express infiniment supérieur. Ashes of time fait preuve d'une narration très -trop- travaillée, laissant le spectateur rapidement sur la touche du fait de trop nombreuses histoires et faits racontés. Le film est gargantuesque, beaucoup trop gros. Il y a trop de personnages, trop de passages à vide, trop de combats bonus histoire de donner du punch à cet ensemble bien poussif, trop de trop. Il n'y a qu'à voir le casting, Wong Kar-Wai s'étant donné les moyens de proposer peut être l'un des plus grands cast jamais vu dans un film HK : Leslie Cheung, les deux Tony Leung (Chiu-wai et Ka-Fai, excusez du peu), Jacky Cheung, Brigitte Lin, Charlie Young, Maggie Cheung, bref une jolie invitation 5 étoiles épatante et étrangement dirigée quand on voit que certains n'apparaissent qu'une fois et puis s'en vont gentiment. THE caprice!
Bien que fort d'un cast de premier choix, Ashes of time n'est clairement pas le films le plus accessible de ce génial cinéaste même si il repose sur des bases d'une grande solidité. En effet, techniquement ce wu xia étonne à maintes reprises. Les cadres sont choisis, la mise en scène fait preuve d'une bonne variété que ce soit lors des discussions intimes ou durant les combats saccadés. En parlant de saccades, tout le monde ne trouvera pas son compte dans cette façon plutôt originale de filmer les combats de mêlée, alternant zoom rapprochés, plans larges accrochés et saccadés comme a l'habitude de faire Kar-Wai (technique utilisée en parallèle avec Chungking), les rendants ainsi pas franchement détaillés (aucune décomposition de mouvements, seulement des traînées). Mais le véritable problème de Ashes of time est qu'il n'a jamais réussi à m'intéresser et pourtant dieu sait que je suis friand de ce genre de cinéma. Etrangement, les acteurs ne brillent pas par leur motivation, c'est à peine si le grand Leslie Cheung passe le plus clair de son temps assis durant tout le film. On se consolera avec une pléthore de décors et de costumes, de dialogues finement travaillés et de "nouveautés" pour le moins sympathiques comme le sabreur Tony Leung Chiu-Wai apte à se battre uniquement quand le soleil brille. Ca reste tout de même original mais poussif.
Comment se construit le passé ? C’est un vaste sujet. La réponse que semble donner Wong kar wai est par unité de mémoire. De quoi nous rappelons-nous ? D’évènements perdus dans le temps et dans l’espace. Des évènements anodins pour tous, presque anonymes. Des évènements autonomes sans passé, sans avenir, sauf pour celui qui se souvient. Ainsi se construit Ashes of Time. Des blocs d’espace-temps enfermés sur eux-mêmes comme une image qui ne déborde pas son cadre. L’image centripète devient alors un monde, un monde qui s’arrête comme notre perception aux limites de ce cadre. Qui y a t-il au-delà ? Le néant, le vide. Comme l’image qu’il habite, l’évènement est un monde, l’histoire même que nous voyons et qui nous est étrangère. Pourquoi ce monde nous est-il étranger ? Parce qu’il est une construction du passé dont nous n’avons pas le souvenir. Ce passé n’est pas le notre. C’est la beauté de ce film. Ce passé qui nous est raconté doit devenir notre pour que nous puissions voir le film : il faut avoir vu le film pour pouvoir le voir enfin. Alors seulement nous voyons, parce que nous nous souvenons. Nous nous souvenons et nous comprenons que ces images ne sont que des souvenirs.
Quelle est l’histoire de Ashes of Time ? L’histoire d’un homme, d’un ermite qui se souvient. Il se souvient de son ami qui l’a oublié ; il se souvient de la femme qu’il a aimée, comme Yuddi(1) qui a l’article de la mort se souvient, comme s’il le découvrait, de la femme qu’il a aimée. Rien ne conduit les évènements, il n’y a pas de causalité entre eux. Il en est l’unique lien, ces évènements ont traversé sa vie : ils peuplent sa mémoire, c’est pourquoi ils font sens pour lui. Nous devons faire de même et les acquérir comme souvenirs pour pouvoir les unir.
(Qui est il ? Il est la mémoire, la conséquence de ce passé.)
Le lieu de l’action, de la mémoire est hors du monde, dans un désert dont on ne voit jamais la limite. Les souvenirs sont de même uniques, indépendants, autonomes. A un lieu correspond une histoire : une auberge fait d’une pièce où le dehors n’existe pas, une rivière noyée de verdure et d’onirisme qui ne s’accorde pas avec l’aridité du désert ; une maison devant un lac qui devient la quintessence même de la mémoire, son “point” de départ. Chaque lieu apparaît comme en rupture avec les autres. A aucun moment dans le film, un mouvement ne permet de passer d’un lieu à un autre, du dedans au dehors. Le cut, la rupture règne ici en maître et c’est à la mémoire du spectateur, devenue semblable à celle du héros, de faire le lien.
Pourtant le dispositif tout entier s’essaye et s’épuise à faire des liens, sans jamais y parvenir. Des fondus essayent de faire se rencontrer, côtoyer les espaces, mais n’insistent en fait que la rupture, l’inconciliable de l’aride et du frais, du dedans et du dehors, du jour et de la nuit, du présent et du passé. Ce que révèle le dispositif est ambiguïté et confusion, comme le symbolise si bien le personnage de Yin-Yang. Il tente dans un vain effort schizophrénique de rattacher le désert au reste du monde, le tueur et son ami. Il tente de faire le lien et vient caresser délicatement le corps de notre heros, mais le souvenir les rattrape. Il devient le temps d’une caresse celui qu’elle aime et dont elle veut la mort, elle devient celle qu’il aime et a quitté. Tenter de lier, c’est confondre, comme l’exprime si bien le plan de clair-obscur où Leslie Cheung devient le prolongement du cadre en son centre même, alors que la caméra cherche à le saisir au moment où il s’apprête a sortir. Il s’apprête, mais la composition même de l’image par les jeux du surcadrage et du contre-jour l’en empêche(2) . Il est, comme le cadre auquel il s’accroche, ombre dans la lumière, perceptible parce qu'opposé, séparé. Pourtant ces syntagmes sont liés, ils construisent quelque chose en formant l’entité du film. Ce qu’ils construisent c’est le présent.
Où se trouve le temps présent, celui de la mémoire ? Quelle braise reste incandescente au milieu de ces cendres, de ce temps consumé ? Si tous ces plans sont des souvenirs, où se trouve le plan qui se souvient ? Quelle image est encore animée de vie au moment où le générique se termine ? Comme pour Fallen Angels, le présent est actif, il persiste. On pourrait dire qu’il résiste à l’usure du temps, le temps de devenir passé. Comme pour Fallen Angels, le présent est ce plan d’ouverture, où le personnage “se présente” et qui sert de cadre au film. Le film prend le temps de nous expliquer cette image. C’est un assassin, il vend ses services pour qui veut interrompre définitivement une relation. Ce qu’il propose, c’est de relayer définitivement au passé, ce qui persiste et dérange dans le présent. Ce qu’il propose aux autres, c’est ce qu’il refuse pour lui-même… l’oubli. Il le refuse comme la « boisson de l’oubli » qui lui est destinée et que son ami s’empresse de boire. Il ne veut pas oublier, car s’il oublie, il disparaît. L’image du présent est cette image en cadre serré sur le personnage et à la texture lisse qui contraste avec l’image du passé en plan large et au grain épais. L’image du présent s’oppose à celle du passé en même temps qu’elle la contient et se définit par elle.
Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que Wong Kar Wai pose la question de “l’identité par la mémoire”. Moi qui suis issu d’un passé, qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? Où est ce que je vais ? La dernière question reste toujours sans réponse dans le temps du film, elle en est l’ouverture. Malgré tout, elle participe avec les autres, à expliquer bien des choses dans l’œuvre de Wong Kar Wai. Dans Ashes of Time, ce qui est en jeu, c’est “l’identité-mémoire” d’un genre cinématographique(3) (le wu xia pian), mais aussi littéraire(4) . C’est aussi “l’identité-mémoire” d’un personnage dont le film brasse le passé, mémoire d’un homme dont l’identité(5) est confuse(6) . L’identité, c’est ce présent qui est construit sur le passé, c’est le temps de la mémoire. Le présent, c’est le temps où l’image se cristallise et n’envisage plus d’avenir, parce qu’elle est construite sur son passé, elle en est le point de chute.
On peut s’attacher à l’aspect formel des films de Wong Kar Wai(7) , il est devenu une marque de fabrique très commenté et très copié. Mais s'y intéresser de trop près, c’est prendre le risque de manquer un point important dans son cinéma, c’est prendre le risque de ne percevoir que l’aspect figuratif de cette forme et d’omettre sa portée figurale. Ce point, c’est justement la question de “l’identité-mémoire” qui fait que, même si le traitement plastique est très clairement différent, voire opposé, Wong Kar Wai est infiniment proche de Hou Hsiao Hsien. Deux réalisateurs apparemment très différents, mais tourmentés par la même question : qui suis-je ? Une cendre encore chaude, d’un temps passé.
1- Days of Being Wild, Wong Kar Wai, 1990. On peut aussi noter que le personnage de Yin-Yang l’interpelle, ce qui a pour effet de le rattacher au Cœur de la pièce. Un travelling optique très rapide qui part de Yin-Yang pour se focaliser sur “Leslie”, crée une tension entre les deux qui ne peut s’étendre d’avantage. A la limite du clair-obscur, dans un entre deux mondes, Yin-Yang ne sait plus ni à qui elle a affaire (le tueur ou son ami), ni qui elle est (Yin ou yang). 2- Et c’est bien parce qu’il s’agit de mémoire d’un genre et non du genre lui même que le mouvement est saturé lors des scènes de combat. La mémoire garde l’idée du mouvement, l’impression qu’il laisse et pas le mouvement lui-même qui se compose de trop de gestes, d’activités. 3- Ashes of Time est l’adaptation cinématographique d’un roman taiwanais qui reprends lui-même un genre littéraire classique de la Chine continentale. 4- Identité est ici employée dans un sens opposé à activité. L’activité c’est le tueur et son lieu de travail. L’identité porte un sens plus profond, plus personnel, et le lieu est alors celui de l’exil, semblable à une fuite, le lieu de la mémoire. Ainsi le lieu n’est plus une place active, mais une conséquence dont les causes sont antérieures. 5- Comme dans ces plans devant la cabane où nous avons peine à distinguer si c’est Tony Leung ou Leslie Cheung que nous voyons. 6- Gilles Deleuze, Image-temps. 7- Camera portée, cadres serrés, effet de saturation du mouvement, narration lente et montage rapide, sautes de rythme, dualité de la matières…
Les Cendres du Temps appartient à la légende du cinéma hongkongais de par ses conditions de tournages longues et démentielles, son casting énorme ainsi que par l'investissement de Wong Kar Wai sur ce film dont il interrompra le tournage pour réaliser le chef d'oeuvre Chung King Expressi. Comme quoi les films les plus personnels d'un auteur ne sont pas toujours les plus aboutis: on peut préférer à la Dernière Tentation du Christ ou au récent Gangs of New York un Goodfellas ou un Casino moins personnels mais bien plus aboutis par exemple. Une fois ceci posé, les Cendres du Temps est une relecture inégale du wu xia pian où les expérimentations de Wong Kar Wai ne sont pas toujours abouties mais lorsqu'elles fonctionnent renouvellent le wu xia pian. Et qui finissent par imposer le film comme une date dans l'histoire du cinéma de Hong Kong.
Très vite, il est clair que Wong Kar Wai ne cherche pas à respecter les codes du genre vu qu'une grande partie du film est composée de moments creux et intimistes: il devient alors inutile de le juger selon des critères d'efficacité. Néanmoins, le film n'est pas ignorant sur le plan formel de l'histoire du cinéma populaire hongkongais: les cadrages penchés du film sont ceux des wu xia pian hongkongais de son époque et le travail d'accélération à outrance des combats, s'il aboutit parfois à un manque de visibilité des combats, prolonge le travail sur la vitesse de Tsui Hark. Et justement, lorsque ces dernières expérimentations ne nuisent pas à la visibilité du combat et sont réussies, on obtient quelques beaux moments de rage barbare annonciateur du classique the Blade. Vu qu'on en est à parler de cinéma populaire, l'approche wongkarwayienne des figures du wu xia pian dépeintes comme des mercenaires solitaires sans code honneur et au look ultracrade prenant le contrepied des figures chevaleresques du wu xia pian seventies a souvent été comparée à Sergio Leone alors qu'il faudrait plutot aller en chercher la source du coté du chambara sixties qui ouvrit la voie à Sergio comme en témoigne le personnage de mercenaire aveugle zatoichien de Tony Leung Chiu Wai (le look entre crade Yojimbo et touareg, la doigt coupé et la violence ultragraphique sont d'ailleurs d'autres éléments renovoyant au grand frère chambara). A la différence de Leone, il n'y a pas de volonté de souligner le grotesque chez Wong Kar Wai. On n'est pas non plus dans le rapport mortuaire au genre tel que vu chez Eastwood dans Unforgiven. Les Cendres du Temps doit sa singularité à son statut d'entre deux, mais c'est aussi sa limite vu que le film ne réussit pas toujours à maintenir l'équilibre instable nécessaire à en faire un chef d'oeuvre.
Parce que s'il est un point où cet idée d'entre-deux se retrouve, c'est bien dans le découpage des scènes intimistes: elles témoignent de l'envie de créer la durée sans la dilater fortement comme peuvent le faire les Taiwanais pour souligner la solitude. Les séquences ne trouvent pas toujours leur bon rythme mais lorsque cela fonctionne on a une impression d'aridité, un peu comme si Wong Kar Wai réussissait à rendre compte de personnages dont la solitude pesante est un peu atténuée par une chaleur désertique créatrice d'inertie. Cet aspect explique que le film puisse déconcerter les fans du Wong Kar Wai plus lyrique vu ailleurs. Par moments, un ralenti apparait néanmoins pour souligner l'émotion crée par la démarche d'une femme, vestige du Wong Kar Wai que l'on connait. Et ici, si l'on achète les gens, si l'on commandite un meurtre, c'est pour venger l'affront qu'a pu nous faire l'etre aimé. Justement, la grande affaire des Cendres du Temps, c'est le souvenir: les personnages solitaires y balancent en effet entre le ressassement des souvenirs amoureux et tout ce qui peut l'évoquer (la caméra de Wong Kar Wai est ici totalement attentive à la nature, capte un arbre, une vague, un reflet dans l'eau, une bougie qui tombe pour souligner une rupture, un flash dans la mémoire des personnages, un plan large du désert) et un désir de pouvoir etre amnésique pour repartir à zéro; en cela, les mercenaires ne sont jamais très loin de personnages urbains du cinéaste. Narrativement, il s'agit en outre d'un film au dispositif fondé sur les croisement des etres et des solitudes comme les films urbains du cinéaste. Justement, l'usage de la voix off dans le film porte la marque indéniable de son auteur sauf que cette dernière plombe l'impact émotionnel des séquences du début à force d'omniprésence; la partie finale qui en fait moins usage et a recours à des écriteaux pour accélérer le récit est aussi celle où la nostalgie qui traverse tout le film peut se déployer pleinement.
Film inégal, film bancal, film expérimental, les Cendres du Temps est tout cela à la fois. Sauf que c'est son irrespect des codes du wu xia pian qui lui permet de ne jamais s'effondrer parce qu'il affiche un projet clair, celui d'etre la volonté d'un auteur de soumettre un genre à son univers. Revu depuis sur grand écran, le film souffre toujours de sa volonté de courir plusieurs lièvres à la fois mais se révèle etre une expérience de cinéma dont on ne sort pas indemne : un temps d’acclimatation et le ressenti d’une certaine étrangeté, une lenteur qui mène presque au coma et d’un coup l’arrivée des combats dont le visionnage sur grand écran devient créateur de véritable ivresse avant que le film retombe dans le ressassement des souvenirs. On ressort avec l’impression d’avoir vu une œuvre bourrée de défauts, parfois très ennuyeuse mais qui laisse sous le choc et à la fin du film ce sont surtout les points positifs qui restent gravés dans la mémoire. Pour un film qui devient de plus en plus obsédant, se met progressivement à distiller une belle mélancolie au fil des revisionnages, à devenir un de ces films plus importants que leurs défauts cinématographiques. Pas un chef d'oeuvre de son auteur mais un classique du wu xia pian.
Un grand merci à Paris cinéma
Avec le charme et la magie qui se dégagent de tous ses autres films, on pouvait s'attendre à voir encore quelque chose de grandiose avec Ashes of Time. Critiques élogieuses, on cite Sergio Leone (et pour cause, le film se passe dans le désert et possède les mêmes plans fixes sur les visages des personnages), j'en avais l'eau à la bouche. Ma déception fut à la hauteur de mes attentes.
Pourtant, Ashes of Time ne manque pas de qualités, à commencer par un casting des plus ouhlala: les 3 Cheung, les 2 Tony Leung, LA Brigitte Lin, LA Charlie Young et j'en passe, pour la plupart méconnaissables... L'atmosphère du film est posé dès les premières secondes, où la mise en scène semble se soumettre au soleil écrasant du désert de la Chine centrale en adoptant un rythme posé et reposant. Les couleurs sont plus pâles que dans les autres WKW, mais son talent pour les cadrages explose à chaque plan. Et cependant, la sauce ne prend pas; jamais en l'espace d'une heure 30 je n'ai réussi à accrocher à l'histoire.
Car si l'absence de scénario classique ne manquait pas dans Chungking - et en faisait au contraire son principal intérêt - par exemple, elle fait ici cruellement défaut. L'histoire se dilue petit à petit en s'étendant à de nombreux personnages différents qui se croisent, interagissent entre eux l'espace de quelques secondes puis se séparent. Entre temps, ils débitent quelques formules pseudo-philosophiques autour des thèmes centraux du film: le temps et le souvenir. Mais ces thèmes, abordés de façon si subtils dans toute l'oeuvre de WKW jusqu'à présent, sont ici traités sous la forme d'un jeu assez lourdaud et répétitif.
On pourra se consoler en contemplant la puissance des quelques courtes scènes de combats au sabre, tournées en flou, au ralenti, et dotées d'un montage stroboscopique tétanisant, à faire pâlir de jalousie le Tsui Hark de The Blade, mais ça n'empêchera pas qu'on s'ennuie ferme devant ce film, qui est pour moi le vilain petit canard de l'oeuvre si originale de cet auteur hors du commun.
Voici un film complètement à part dans la filmographie de Wong Kar-Wai. Lui, le cinéaste de la ville et de ses tourments, des anges déchus souffrant de leur solitude, fait un Wu Xia Pian. On pourrait penser qu'il s'agit d'un complet changement de direction, mais finalement, après la vision du film, on se rend compte que finalement si Hong-Kong a disparu, les gens ont les mêmes problèmes de solitude et les histoires d'amour se finissent toujours mal.
Ici encore plus que dans ses autres films, les personnages se croisent et se recroisent, on peut tous les relier par des histoires d'amour passées présentes ou futures. Simplement, comme la majeur partie d'entre eux sont des swordsmen, les querelles se finissent dans le sang. Les scènes de combat sont bien dans le style des gunfights de WKW : confuses, au ralenti, en flou, en acceléré, nettes, en plans larges, en plans rapprochés. Tout y passe et certains d'entre elles sont superbes, notamment la dernière de Tony Leung Chiu-Wai. Mais elles ne constituent pas la majeure partie du film, qui est plus centré sur les dialogues intérieurs ou extérieurs des personnages, ainsi que sur des scènes purement visuelles sans dialogue.
Concernant le casting, il a de quoi faire rêver. Leslie Cheung est le personnage principal, un swordsman-tueur professionnel, qui voit passer presque tous les personnages chez lui (sauf Carina Lau et Maggie Cheung en fait). Leslie est plutôt bon dans ce rôle pas très habituel chez lui. Une scène notamment est à retenir, son premier monologue face à un homme qu'on ne voit pas. Tony Leung Ka-Fai joue un swordsman qui devient amnésique après avoir bu un vin magique. Avec ses cheveux longs, c'est un personnage important dans les différentes histoires. Cependant, on le voit peu et on l'entend encore moins.
Passons un peu aux dames : en tête Brigitte Lin qui hérite du rôle le plus intéressant du film. Déguisé en homme (ce qui n'est pas rare dans sa filmographie), elle se fait promettre par Tony Leung Ka-Fai d'épouser sa soeur, mais celui-ci ne vient pas au rendez-vous. Elle (déguisée en homme) va donc voir Leslie pour lui demander de tuer Tony, alors qu'elle (en femme) lui demande de tuer son frère. Maggie Cheung joue l'ancienne promise de Leslie mariée à son meilleur ami, rôle court et moyennement intéressant. Charlie Yeung joue une jeune fille pauvre qui tente de s'attacher les services de Leslie avec des oeufs et un mulet, mais sans réussite. Carina Lau apparaît le temps d'une scène muette face à Tony Leung Ka Fai.
Jacky Cheung joue lui aussi un swordsman, avec sa bonhommie habituelle, alors que Tony Leung Chiu-Wai est plus sérieux en swordsman presque aveugle. Je pense avoir fait le tour, et vous voyez que le casting laisse rêveur, surtout que certains rôles sont réduits à une seule scène. Seul Leslie reste en permanence dans l'histoire, plus comme un observateur qu'un acteur (il "embauche" Jackie Cheung pour faire son travail en fait). L'ensemble des histoires d'amour et de vengeance est trop compliqué pour être expliqué et il vaut mieux retenir les noms pour suivre. Ce surnombre empêche de s'attacher vraiment à un personnage, et le film ne génère donc pas tellement d'émotions.
Par contre visuellement il est très réussi : photo impressionnante, costumes magnifiques, effets spéciaux de combat intéressant (Tony Leung Ka-Fai fait s'effondrer les montagnes alors que Brigitte Lin fait exploser la surface de l'eau), combats ultra-stylisés. La musique est également très bonne, avec même parfois un peu de guitare électrique. Artistiquement, le génie WKW est là. Seulement, le scénario est trop compliqué et le film trop court pour capturer le spectateur comme pouvaient le faire les deux histoires de Chungking Express par exemple.
Cependant, le film est à voir, tout particulièrement pour un Wu Xia Pian. En effet, impossible de lui trouver un équivalent (oui, bien sûr, je n'ai pas encore beaucoup de route dans ce domaine). Les histoires de vengeance sont toujours au centre des films d'arts martiaux, les femmes parfois aussi, mais voir autant de personnages se croiser avec leurs histoires d'amour loupés, avec ce style visuel, c'est pour le moment unique.